Basile de Césarée : Homélie 10, sur la colère

Mardi 9 juin 2009 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

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Cette homélie décrit avec beaucoup de finesse les mouvements de la colère dans le cœur de l’homme. Saint Basile y exhorte ses auditeurs à ne pas se laisser piéger par elle et à prendre exemple sur le Seigneur Jésus-Christ dont l’humilité radicale ne donne prise à aucune colère malsaine. La colère peut en effet être tournée vers le bien dans la mesure où elle se dresse contre le péché et le mal.

Homélie sur la colère

ans les préceptes de la médecine qui sont dictés à propos et suivant toutes les règles de l’art, c’est l’expérience surtout qui convainc de leur utilité : ainsi, dans les avis spirituels, c’est lorsque les préceptes sont confirmés par les événements, que l’on reconnaît leur sagesse, que l’on voit combien ils sont utiles pour instruire les hommes et pour redresser ceux à qui on les donne. Lorsque nous lisons dans les Proverbes cette maxime : « La colère perd les sages » (Pr 15, 1) ; lorsque nous entendons l’Apôtre nous donner cet avis : « Que toute colère, tout emportement, toute clameur, enfin que toute malice soit bannie d’entre vous » (Éph 4, 31) ; et le Seigneur nous dire que celui qui se met en colère sans raison contre son frère, mérite d’être condamné par le jugement (Mt 5, 21) ; lorsque ensuite nous venons à connaître par expérience cette passion, je ne dis pas qui naît en nous, mais qui vient de dehors fondre sur nous comme une tempête imprévue, alors surtout nous reconnaissons combien les sentences divines sont admirables. Quand nous-mêmes nous donnons lieu à la colère, et que la laissant passer comme un torrent impétueux, nous examinons tranquillement combien elle trouble et défigure ceux qu’elle possède, nous apprenons par l’usage combien il est vrai de dire qu’« un homme emporté se met dans un état indécent » (Pr 11, 25). Oui, sans doute, lorsqu’une fois la colère, bannissant la raison, s’empare de toutes les facultés de l’âme, elle change l’homme en une bête féroce, ne lui permet plus d’être homme et d’user de son intelligence naturelle. Ce que fait le venin dans les animaux venimeux, la colère le fait dans ceux qu’elle anime. Ils sont enragés comme des chiens, s’élancent comme des scorpions, mordent comme des serpents. L’Écriture en général a coutume de donner à ceux qu’une passion domine, les noms des bêtes auxquelles ils se rendent semblables par leurs vices. Elle les appelle chiens muets, serpents, race de vipères (Is 56, 10 ; Mt 23, 33), et autres noms pareils. Des hommes prêts à détruire leurs semblables, à nuire à leurs compatriotes, peuvent être mis au nombre des bêtes féroces et des animaux venimeux, qui, par nature, sont ennemis irréconciliables de l’homme.

Les effets de la colère

Légèreté de la langue, paroles inconsidérées, calomnies, reproches, injures, violences des pieds et des mains : tels sont, sans parler de beaucoup d’autres qu’on ne pourrait détailler, tels sont les effets de la colère. La colère aiguise les épées, elle porte un homme à tremper sa main dans le sang d’un autre homme. Par elle, les frères se méconnaissent, les pères et les enfants étouffent les sentiments de la nature. Une personne irritée ne se connaît plus elle-même ; elle ne connaît plus ceux à qui elle tient de plus près. Et comme un torrent qui se précipite dans une vallée, entraîne tout ce qui s’oppose à son passage : ainsi un homme agité par une colère violente, attaque et renverse tout ce qu’il rencontre. ll ne respecte ni la vieillesse, ni la vertu, ni le sang ; il oublie les bienfaits ; rien de ce qui mérite le plus d’égards ne le touche. La colère est une courte frénésie. Ceux qu’elle transporte négligent leurs propres intérêts pour se venger, et se jettent eux-mêmes dans un mal évident. Le souvenir des injures qu’on leur a faites est comme un aiguillon qui les pique dans les bouillonnements et les agitations d’une fureur aveugle ; ils n’ont point de repos qu’ils n’aient fait un grand mal à ceux qui les ont offensés, ou qu’ils ne s’en soient fait à eux-mêmes. Ainsi un corps qui en choque violemment un autre qui lui résiste, reçoit souvent plus de dommage qu’il n’en cause. Qui pourrait exprimer les horribles effets de la colère ? qui pourrait dire comment ceux qui s’emportent pour le moindre sujet, crient et s’agitent comme des forcenés, s’élancent avec la même impétuosité que des serpents, et ne cessent point que lorsque, s’étant causé quelque mal affreux, leur colère se rompt comme une bulle d’eau par un choc, et l’enflure se dissipe ? Le fer, la flamme, rien de ce qu’il y a de plus terrible, ne peut retenir, ni celui que la colère transporte, ni celui que le démon possède, dont l’homme irrité ne diffère, ni par la figure, ni par les dispositions intérieures. Brûle-t-il de se venger, le sang lui bout autour du cœur, bouillonnant et agité comme par la violence du feu. L’effet qui s’en marque au dehors le défigure entièrement, le fait paraître tout autre qu’il n’est pour l’ordinaire, le change comme un masque de théâtre. Ses yeux ne sont plus les mêmes, ils brillent et étincellent. Il aiguise ses dents comme un sanglier qui se prépare à attaquer son adversaire. Son visage est obscurci par une pâleur livide. Tout son corps s’enfle ; ses veines se gonflent par l’agitation du sang et des esprits. Sa voix devient rude et éclatante : ses paroles sont confuses et mal articulées, sans suite et sans ordre. Mais lorsque sa colère est portée aux derniers excès par les objets qui l’excitent, comme la flamme par les aliments qu’on lui fournit, alors il offre un spectacle qu’on ne peut ni raconter, ni supporter. Il n’épargne personne ; ses pieds, ses mains, toutes les parties de son corps deviennent les instruments de sa fureur : il s’arme de tout ce qui se présente. S’il rencontre un autre homme également irritable, susceptible de la même furie, ils se font tous deux les maux que peuvent se faire des hommes qui s’élancent l’un sur l’autre sous les auspices d’un pareil démon. Ils se déchirent, ils se blessent, souvent même ils se tuent ; et tels sont les prix que ces combattants furieux remportent de leur colère. L’un commence l’attaque, l’autre la repousse ; l’un presse, l’autre résiste : ils se portent les plus rudes coups, dont leur sang échauffé les empêche de sentir la douleur. Ils n’ont pas le loisir de songer aux blessures qu’ils reçoivent, leur âme étant tout entière attachée à la vengeance.

Mes frères, ne guérissez pas un mal par un mal ; ne disputez pas ensemble à qui se portera les plus grands préjudices. Dans des combats aussi blâmables, celui qui triomphe est le plus malheureux, parce qu’il se retire chargé de plus de péchés. Ne vous faites pas gloire de ce qui vous déshonore, et n’acquittez pas criminellement une dette criminelle. Un homme en courroux vous a outragé ; arrêtez le mal par votre silence. Mais que faites-vous ? vous recevez sa colère dans votre cœur, et vous imitez les vents qui renvoient avec violence ce qu’ils ont reçu dans leurs flancs. Devenu le miroir d’un furieux, vous représentez en vous-même tous les traits de sa personne. Son visage se peint en rouge ; le vôtre est-il d’une couleur moins vive ? ses yeux pleins de sang étincellent ; les vôtres, dites-moi, sont-ils plus calmes et plus tranquilles ? sa voix est rude ; la vôtre est-elle douce ? L’écho dans les déserts ne renvoie pas aussi fidèlement les sons qu’il reçoit, que les injures reviennent à celui qui a injurié : ou plutôt l’écho ne renvoie que les mêmes sons, au lieu que l’invective revient avec des accroissements. De quelles injures ne s’accablent pas mutuellement deux hommes animés l’un contre l’autre ? l’un dit à son adversaire qu’il n’est qu’un personnage ignoble, né de gens ignobles ; l’autre, qu’il n’est qu’un vil esclave, sorti de vils esclaves : l’un le traite de pauvre, l’autre de mendiant : l’un lui reproche d’être ignorant, l’autre d’être stupide, jusqu’à ce que les invectives leur manquent comme des flèches dans un carquois. Quand ils se sont épuisés en paroles, ils en viennent aux mains. Car la colère excite une querelle, la querelle engendre les injures, les injures les coups, les coups les blessures, lesquelles occasionnent souvent la mort.

Pour ne pas sombrer dans la colère

Arrêtons le mal dans sa naissance, en cherchant tous les moyens de bannir la colère de nos âmes. Par-là, nous pourrons détourner beaucoup de maux en coupant cette passion qui en est la racine et le principe. On vous a injurié ! répondez des choses honnêtes. On vous a frappé ! endurez-le. On vous méprise, on vous regarde comme un homme de rien ! songez que vous êtes sorti de la terre et que vous vous en retournerez dans la terre (Gn 3, 19). Si vous vous prémunissez de ces raisons, les reproches les plus injurieux vous paraîtront au-dessous de la vérité. Vous réduirez votre ennemi à l’impuissance de se venger en vous montrant invulnérable aux invectives, et vous vous procurerez à vous-même une grande couronne de patience, en faisant servir la folie d’autrui à votre vertu. Si donc vous m’en croyez, vous renchérirez vous-même sur les injures qu’on vous adresse. On vous reproche d’être d’une naissance basse et obscure, d’être un homme de rien ! dites-vous à vous-même que vous êtes cendre et poussière (Gn 18, 7). Vous n’êtes pas plus illustre que notre père Abraham qui s’est traité lui-même de la sorte. On dit que vous n’êtes qu’un ignorant, un pauvre, un misérable ! dites comme David que vous n’êtes qu’un ver de terre sorti de la boue (Ps 21, 7). Imitez la générosité de Moïse, qui, attaqué par les discours offensants d’Aaron et de Marie, loin d’implorer contre eux le Seigneur, le pria pour eux (Nb 12). De qui voulez-vous être le disciple ? est-ce des amis d’un Dieu de bonté ou des esclaves d’un esprit de malice ? Lorsque vous êtes exposé à la tentation de renvoyer des injures, croyez qu’on vous éprouve, qu’on veut savoir si vous vous approcherez de Dieu par la patience, ou si vous vous rangerez du côté de son ennemi par la colère. Donnez-vous le temps de délibérer et de choisir le bon parti. Ou vous apaiserez votre ennemi par un exemple de douceur, ou vous vous en vengerez par le mépris de ses outrages. Eh ! qu’y aurait-il pour lui de plus chagrinant que de vous voir au-dessus de ses insultes ? Ne laissez pas abattre votre courage ; rougissez d’être dompté par un homme qui éclate contre vous en invectives. Laissez-le crier en vain, et se livrer à tout son dépit. Quand on frappe un homme qui ne sent rien, on se punit soi-même, parce qu’on ne se venge pas de son ennemi et qu’on persiste dans sa colère. Ainsi, quand on injurie un homme qui est au-dessus des injures, loin de trouver à satisfaire son ressentiment, on sent son dépit s’accroître. La différence de conduite vous attire à vous et à votre adversaire des noms différents. Dans l’esprit de tout le monde, lui est un homme porté à injurier, vous, une âme grande ; lui, un homme violent et emporté, vous, un homme doux et paisible. Il se repentira de ses discours, vous, vous ne vous repentirez jamais de votre vertu. Qu’est-il besoin de s’étendre ? ses injures lui ferment le royaume des cieux ; car « les médisants ne participeront point au royaume du ciel » (1 Co 6, 10) : vous, votre silence vous prépare ce même royaume ; car « celui persévèrera jusqu’à la fin sera sauvé » (Mt 10, 21). Si vous cherchez à vous venger, si vous répondez à des injures par d’autres injures, quelle excuse vous restera-t-il ?

Direz-vous qu’un autre vous a irrité en commençant ? Cette raison est-elle suffisante ? Le fornicateur qui se rejette sur la courtisane qui l’a excité au crime, n’en est pas moins condamné au jugement de Dieu. Il n’y a ni couronnes, ni défaites, sans adversaires. Écoutez David : « Lorsque les pécheurs », dit-il, « s’élevaient contre moi », il ne dit pas, j’ai été irrité, j’ai cherché à me venger ; mais, « je me suis tu, je me suis humilié, je n’ai pas même cherché à me défendre par des raisons solides » (Ps 38, 2). Vous, vous êtes irrité d’une injure comme si c’était quelque chose de mauvais, et vous l’imitez comme si c’était quelque chose de bon. Vous tombez dans la faute que vous ne pouvez souffrir. N’avez-vous donc des yeux que pour voir les excès des autres, tandis que vous êtes indifférent sur les vôtres propres ? L’insolence est un mal ? gardez-vous de l’imiter. Dire qu’un autre a commencé, cela ne suffit pas, je le répète, pour votre excuse. Je crois même que vous serez plus inexcusable, parce que l’autre n’a point eu devant les yeux d’exemple qui pût le rendre sage, tandis que vous, qui voyez l’état ridicule où la colère met un homme, au lieu d’éviter de lui ressembler, vous vous fâchez, vous vous indignez, vous vous irritez, vous justifiez par vos emportements celui qui s’est emporté le premier. Votre conduite le décharge de toute faute et vous condamne vous-même. Si la colère est un mal, pourquoi ne pas éviter ce mal ? si elle est pardonnable, pourquoi vous fâcher contre celui qui s’y livre ? Ainsi, je le répète, dire que vous n’avez pas commencé, que vous n’avez fait que repousser, cela ne vous servira de rien. Dans les luttes des athlètes, ce n’est pas celui qui a commencé le combat, mais celui qui a vaincu son antagoniste, qui est couronné. Dans un sens contraire, ce n’est pas seulement celui qui commence le mal, mais celui encore qui suit un mauvais guide dans le péché, qui est condamné. Si l’on vous reproche d’être pauvre et que vous le soyez réellement, ne vous offensez point de la vérité : si vous êtes riche, le reproche ne vous regarde pas. Ne soyez ni enflé des fausses louanges qu’on vous donne, ni irrité des fausses injures qu’on vous adresse. Ne voyez-vous pas que les flèches pénètrent dans les corps fermes et qui résistent, mais qu’elles perdent toute leur activité dans les corps mous et qui cèdent ? Croyez qu’il en est de même de l’invective. Celui qui va au-devant en reçoit l’atteinte ; celui qui cède et se retire détruit toute la force de la méchanceté qui l’attaque avec fureur. Pourquoi vous chagriner tant d’être traité de pauvre ? Souvenez-vous de votre nature ; songez que vous êtes entré nu dans le monde, et que vous en sortirez nu (Jb 1, 21). Or, est-il rien de plus pauvre qu’un homme nu ? L’injure n’est offensante qu’autant que vous la prenez pour vous seul. Personne n’a été traîné en prison pour sa pauvreté. Ce n’est pas une chose honteuse que d’être pauvre, mais il est honteux de ne pas supporter la pauvreté généreusement.

Rappelez-vous votre Maître qui « étant riche est devenu pauvre a cause de nous » (1 Co 8, 9). Vous traite-t-on de fou et d’ignorant ? rappelez-vous les injures dont les Juifs ont accablé la Sagesse éternelle : « Vous êtes un Samaritain, et vous êtes possédé du démon » (Jn 8, 48). Si vous vous irritez, vous confirmez le reproche, car rien de plus insensé que la colère : si vous restez tranquille et paisible, vous couvrez de confusion celui qui vous insulte, par la sagesse que vous faites paraître. On vous a frappé sur la joue ; le Seigneur y a été aussi frappé. On vous a couvert de crachats ; notre Maître en a été aussi couvert : « Il n’a pas détourné son visage de ceux qui le couvraient de crachats » (Is 50, 6). Vous avez été calomnié ; le souverain Juge l’a été aussi. On a déchiré votre vêtement ; les Juifs ont dépouillé mon Sauveur et ont partagé, sa tunique. Vous n’avez pas encore été condamné, vous n’avez pas encore été crucifié. Il vous manque beaucoup de traits pour parvenir à être sa parfaite image. Que toutes ces réflexions entrent dans votre âme et en guérissent l’enflure. Ces sentiments dont vous serez pénétré d’avance, calmeront dans l’occasion les saillies de votre cœur, et le mettront dans une situation tranquille et paisible. C’est là ce que dit David par ces mots : « Je me suis préparé et je n’ai pas été troublé » (Ps 118, 60). Il faut donc vous représenter les exemples des Saints, pour vous apprendre à réprimer la violence des mouvements de votre âme. Avec quelle douceur le grand David supporta-t-il l’insolence de Seméï ! Sans se laisser emporter à la colère, il prenait cet affront comme de la main de Dieu : « C’est le Seigneur », dit-il, « qui a commandé à Seméï de maudire David » (2 R 16, 10). Aussi, lorsqu’il l’appela homme de sang, homme pervers, il ne se fâcha pas contre lui, mais il s’humilia lui-même comme méritant l’injure qu’on lui adressait. Bannissez de votre âme deux sentiments ; n’ayez pas une grande idée de vous-même, et ne croyez pas les autres fort au-dessous de vous. Par-là, votre esprit ne se révoltera jamais lorsqu’on prétendra vous faire un affront. C’est une chose indigne, lorsqu’on a reçu un service de quelqu’un et qu’on lui a les obligations les plus essentielles, de joindre l’insulte et l’outrage à l’ingratitude. Oui, cela est indigne ; mais c’est un plus grand mal pour celui qui est l’auteur de l’offense que pour celui qui en est l’objet. Que votre ennemi vous insulte ; mais vous, ne soyez pas insulté. Que les injures soient pour vous une excellente école où vous appreniez la patience. Si vous ne vous piquez pas de ce qu’on vous dit, vous n’avez reçu aucune blessure. Si vous en ressentez de la peine, renfermez du moins cette peine au-dedans de vous-même. « Mon cœur a été troublé au-dedans de moi » (Ps 142), dit David. C’est-à-dire, j’ai empêché que les mouvements de mon cœur ne parussent au-dehors ; ce sont des flots que j’ai retenus, et à qui je n’ai point permis de se répandre hors du rivage. Apaisez votre esprit lorsqu’il se soulève et s’irrite. Que vos affections violentes respectent la présence de votre raison, et rentrent dans l’ordre comme une troupe d’enfants à la vue d’une personne respectable. Comment donc éviterons-nous les suites funestes de la colère ? ce sera si nous l’empêchons de prévenir la raison ; si nous avons soin de la retenir dès que nous en sentons les premières atteintes ; si nous nous l’assujettissons comme un cheval fougueux, en la rendant docile à la raison comme à un frein, en ne lui permettant pas de s’écarter des bornes, de s’éloigner du guide qui la conduit.

Du bon usage de la colère

Au reste, la vertu irascible nous est fort utile dans la pratique des bonnes œuvres, lorsque, semblable à un soldat qui marche sous son capitaine, elle est toujours prête à obéir aux ordres qu’on lui donne, et à secourir la raison contre le péché. La colère est comme le ressort de l’âme ; elle lui donne de la force pour entreprendre et soutenir les bonnes actions. Si elle la trouve énervée et amollie par le plaisir, elle la fortifie comme le fer par la trempe ; elle la rend ferme et courageuse, de faible et languissante qu’elle était. Si vous n’êtes animé d’indignation contre le vice, vous n’aurez jamais pour lui la haine qu’il mérite ; car on doit le haïr avec la même ardeur qu’on doit chérir la vertu. La colère nous est infiniment avantageuse, lorsque, assujettie à la raison et soumise à sa voix comme le chien du berger, elle est douce et traitable pour ceux qui en tirent service ; elle menace, en quelque sorte, des yeux et de la voix tout étranger qui voudrait la flatter, tandis qu’elle est craintive et obéissante pour celle qu’elle connaît et qui est son amie. Tel est l’excellent secours que la partie irascible de l’âme peut procurer à la partie sage et prudente. Elle nous fait déclarer une guerre irréconciliable à tous ceux qui veulent nous nuire, sans nous permettre de lier jamais avec eux aucun commerce. Elle bannit les plaisirs perfides, et les poursuit comme le chien poursuit le loup. Tels sont les avantages que retirent de la colère ceux qui savent en bien user. Il en est de même des autres puissances de l’âme, qui deviennent bonnes ou mauvaises selon l’usage qu’on en fait. Par exemple, si on se sert de la faculté concupiscible pour se plonger dans les plaisirs des sens, on est infâme et abominable ; si on la tourne vers l’amour du Seigneur et le désir des biens éternels, on est aussi heureux qu’admirable. La partie raisonnable elle-même est susceptible de bien ou de mal. Si on en use légitimement, on est prudent et sage ; si on se sert de son esprit pour nuire à ses frères, on est rusé et dangereux. Prenons donc garde que les facultés qui nous ont été données par le Créateur pour notre salut, ne deviennent entre nos mains des instruments de péché. Ainsi la colère, employée quand il faut et comme il faut, produit la patience, la force et la constance ; elle devient fureur et folie, si elle s’éloigne de la droite raison. C’est pour cela que le Psalmiste nous donne cet avertissement : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas » (Ps 4, 5). Le Seigneur qui menace du jugement celui qui se met en colère sans raison (Mt 5, 22), ne rejette pas la colère dont on use comme d’une arme. Ces paroles : « Je mettrai de l’inimitié entre vous et le serpent » (Gn 3, 15) ; et ces autres : « Soyez ennemis des Madianites » (Nb 25, 17), nous apprennent qu’on peut se servir de la colère comme d’une arme. Aussi Moïse, le plus doux des hommes (Nb 12, 3), voulant punir l’idolâtrie, arma-t-il les mains des lévites pour le meurtre de ses frères. « Que chacun de vous », dit-il, « s’arme d’une épée, qu’il passe au travers du camp d’une porte à l’autre, et qu’il tue son frère, son parent, celui qui lui est le plus proche » (Ex 32, 27.29). L’Écriture ajoute un peu plus bas : « Alors Moïse leur dit : Vous avez consacré aujourd’hui vos mains au Seigneur, en les baignant dans le sang de votre fils et de votre frère, afin que vous receviez la bénédiction ». Qu’est-ce qui a justifié Phinées ? N’est-ce point sa juste colère contre les fornicateurs ? Doux et humain par caractère, lorsqu’il vit Zambri s’abandonner publiquement à une Madianite, sans rougir de son crime infâme, sans chercher même à le cacher, il ne put souffrir cette impudence, et obéissant à l’impulsion d’une colère légitime, il perça à la fois les cieux coupables (Nb 25). Samuel, transporté d’un juste courroux, n’a-t-il pas égorgé, en présence de tout le monde, Agag, roi d’Amalec, que Saül avait épargné contre les ordres de Dieu (1 R 15, 33) ? Ainsi la colère est souvent un moyen pour faire de bonnes actions. Le prophète Élie, animé d’un saint zèle, d’une colère sage et réfléchie, a fait tuer, pour l’avantage de tout lsraël, quatre cent cinquante prêtres de Baal ; avec quatre cents hommes qui servaient aux sacrifices sur les hauts-lieux, et qui mangeaient à la table de Jézabel (3 R 18, 19 et suiv.). Pour vous, vous vous mettez en colère sans sujet contre votre frère. Oui, sans sujet, puisque vous vous fâchez sans cesse contre lui, lorsque c’est le démon qui agit par lui. Vous faites comme les chiens qui mordent la pierre qu’on leur jette, sans toucher à celui qui l’a jetée. Celui qui est poussé par le démon est à plaindre ; le démon qui le pousse est seul haïssable. Tournez donc votre colère contre ce cruel assassin des hommes, ce père du mensonge, cet auteur du péché : mais ayez pitié de votre frère, parce que, s’il persiste dans sa faute, il sera livré avec le démon aux flammes éternelles. Quoique la colère et l’indignation soient souvent prises l’une pour l’autre, on peut dire qu’elles diffèrent de nom et d’effet. L’indignation est un mouvement de l’âme vif et subit : la colère est une douleur permanente, un transport plus durable, qui nous excite à la vengeance et à rendre le mal qu’on nous a fait. Les hommes pèchent en ces deux manières : ou ils se laissent emporter à une fureur soudaine contre ceux qui les irritent, ou ils emploient l’intrigue et l’artifice pour surprendre ceux qui les ont offensés : il faut éviter l’une et l’autre.

L’humilité, antidote à la colère

Comment donc empêcher que la colère ne se porte à des excès blâmables ? c’est en se prémunissant de l’humilité, que le Seigneur nous a enseignée par ses préceptes et par son exemple. D’une part il nous dit : « Celui qui veut être le premier parmi vous, doit être le dernier de tous » (Mc 9, 34) ; de l’autre, il a supporté avec un esprit doux et tranquille celui qui le frappait (Jn 18, 23). Le Créateur et le Maître du Ciel et de la terre, celui qui est adoré par toutes les créatures spirituelles et visibles, qui soutient tout par la puissance de sa parole, n’a point ouvert les abîmes de la terre pour engloutir dans l’enfer, tout vivant, l’impie qui l’avait frappé ; mais il lui donne un avis et une leçon : « Si j’ai mal parlé, faites voir le mal que j’ai dit ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? » Si, d’après le commandement du Seigneur, vous vous accoutumez à être le dernier de tous, serez-vous jamais indigné comme ayant été outragé sans respect pour votre mérite ? Si un petit enfant vous dit des injures, vous ne faites qu’en rire ; si un frénétique vous fait des reproches diffamants, vous le regardez comme plus digne de compassion que de haine : ce ne sont donc pas les paroles qui nous blessent ; ce qui nous révolte, c’est le mépris que nous paraît faire de nous celui qui nous invective, et la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. Si donc nous bannissons de notre âme ce double sentiment, toute injure ne sera pour nous qu’un vain son qui se perd dans l’air.

Ainsi calmez les mouvements de votre colère et de votre indignation (Ps 36, 8), si vous voulez vous mettre à l’abri de la colère de Dieu, qui éclate du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes (Ro 1, 18). Si par votre sagesse vous venez à bout d’arracher la colère, cette racine amère, vous détruirez à la fois beaucoup d’affections perverses dont elle est le principe. Car les tromperies, les soupçons, les perfidies, les méchancetés, les embûches, l’audace, et mille autres vices pareils, sont les rejetons de cette racine funeste. Prenons donc garde d’introduire en nous un si grand mal, qui altère la bonne constitution de notre âme, obscurcit les lumières de notre raison, nous éloigne de Dieu, étouffe les sentiments de la nature, allume la guerre, met le comble à tous les maux, ouvre l’entrée au-dedans de nous à un démon dangereux, à un étranger impudent, et la ferme à l’Esprit-Saint. Car l’esprit de douceur n’habite point partout où règnent les inimitiés, les contentions, les querelles, les emportements, les divisions, qui causent des troubles éternels. D’après l’avis de saint Paul, bannissons d’entre nous toute colère, tout emportement, toute clameur, enfin toute malice (Éph 4, 31). Soyons bons et charitables les uns à l’égard des autres. « Bienheureux ceux qui sont doux, dit l’Évangile, parce qu’ils possèderont la terre »(Mt 5, 4). Attendons la félicité promise aux âmes douces, en Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soient la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Amen.

Sources :

Homélies, discours et lettres choisis de saint Basile le Grand, traduits par M. l’Abbé Auger, Guyot, Lyon 1927, p. 59-74.

Texte grec : PG 31, 353-372

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