Lettre 1
amour, je ne sais comment te nommer, bon ou mauvais, doux ou amer, suave ou désagréable ; car, tu es si plein de douceur et d’amertume, que tu sembles être l’une et l’autre chose [1]. Il est beau d’aimer les nôtres, amer de les froisser, et cependant, deux effets si opposés viennent quelquefois du même cœur, de la même tendresse, et, bien que divers en apparence, ils ne laissent pas, après tout, de se ressembler. C’est l’amour qui nous fait aimer les nôtres, c’est l’amour qui nous contraint parfois à les offenser. Au fond, c’est une même chose, quoique d’une part il se trouve des dehors d’amour, de l’autre des dehors de haine. Qu’il est pénible, n’est-ce pas, mes amis, qu’il est amer de voir l’amour devenir un sujet d’éloignement !
Je crains bien aujourd’hui que ce malheur ne me soit arrivé, comme à beaucoup d’autres ; je crains qu’en désirant vous confier le jeune homme qui vous a été envoyé de ma part, je n’importune plusieurs des miens, pour en servir un seul, et que l’affection pour l’un ne vienne à heurter les autres, quoique, au reste, les vrais amis ne se choquent pas sitôt.Pour moi, dans la crainte que ma recommandation ne déplaise à quelques personnes, je regarde le désagrément que je vous cause comme un échec à votre amitié ; car, ambitionnant surtout de plaire à ceux qui me sont chers, lorsqu’il m’arrive de les molester, je m’en fais un vif reproche ; et si je ne puis leur plaire à un souverain degré, je souffre comme leur ayant déplu. Au reste, sur ce point, je n’ai rien à appréhender de votre part, vous qui me recevant tout entier en votre cœur, craignez même pour moi que je ne revienne point aux autres. Bien loin de me croire importun à votre affection, à votre pensée, vous allez jusqu’à redouter avec moi, amis bien doux et bien chers, que je ne heurte peut-être certaines gens.
Le jeune homme que je vous ai adressé, a été pris à Cologne avec les siens ; il avait naguère un grand nom parmi ceux de sa ville, il est de bonne maison, d’origine estimable ; je vous en dirais davantage peut-être, s’il n’était mon parent. Si je m’en tiens là, c’est afin de ne point paraître dire de moi, ce que je pourrais ajouter de plus à son égard. Ce jeune homme, donc, laisse à Cologne une mère veuve, probe, honnête, et dont je puis dire hardiment, ce me semble, qu’elle est une véritable veuve [2]. Car ce n’est pas seulement par la modestie et la sagesse qu’elle est recommandable ; elle ne l’est pas moins par le zèle de sa foi, vertu qui relève l’éclat de toutes les autres vertus, et sans laquelle il n’y a rien de si brillant qui puisse donner quelque relief.
Or, cette veuve, à ce que j’apprends se trouve dans un tel dénuement, dans une telle indigence, qu’elle ne peut ni rester a Cologne, ni en sortir, car elle manque de quoi fournir à sa vie ou à sa fuite. L’unique ressource qui lui reste, c’est de gagner son pain en mercenaire, et de louer ses mains aux femmes des Barbares. Ainsi, quoique exempte par la miséricorde divine des chaînes de la servitude, puisqu’elle n’est pas encore réduite à la condition d’esclave, elle est esclave toutefois par sa pauvreté. Elle a cru, non sans fondement, que j’ai quelque accès auprès des gens de bien de son pays ; je ne saurais en disconvenir, de peur que, en niant cet avantage, je ne sois un ingrat. Toutefois, en faisant cet aveu, je n’ignore pas que je suis loin de mériter l’amitié dont on m’honore, en sorte que, si l’on veut bien me donner le nom d’ami, ce n’est point à mon mérite que j’en suis redevable ; ai-je quelque crédit, je ne l’ai obtenu, si je ne me trompe, que pour obliger ceux qui avaient intérêt à ce que je fusse bienvenu. Ainsi donc, je puis craindre peut-être, en leur refusant ce que j’ai reçu pour eux, de paraître leur refuser moins une chose qui est à moi, qu’une chose qui leur appartient. Or, cette veuve, comptant sur moi autant et peut-être plus qu’elle ne devait, m’a envoyé le jeune homme que je vous adresse. J’ai pensé que par mon entremise et ma recommandation, le crédit de mes amis pourrait aider mes proches en quelque chose. J’ai donc fait ce que l’on m’a demandé, mais avec retenue cependant, et auprès d’un petit nombre d’amis, pour ne point abuser de leur complaisance. Je l’ai recommandé à d’autres, ce jeune homme, je vous le recommande à vous, mais sans insister autant auprès de vous qu’auprès des autres. D’abord, il n’est pas nécessaire de vous recommander avec instance un jeune homme de mes proches, pas plus qu’il ne le serait de me recommander, moi. Ensuite, puisque vous me regardez comme une portion de vous-mêmes, il faut bien que vous regardiez aussi comme une part de vous-mêmes, celui qui est une part de mon âme. Enfin, ma recommandation n’étant pas auprès de vous ce qu’elle est auprès des autres, participe aussi d’une amitié plus élevée. Aux autres, je l’ai recommandé pour les besoins du corps, je vous le recommande à vous, pour les besoins de l’esprit ; auprès des autres, je n’ai réclamé que des avantages temporels, je vous demande, à vous, ce qui peut regarder les espérances futures ; aux autres, j’ai parlé pour des biens passagers et terrestres, à vous, je vous parle pour des biens célestes et impérissables. C’est à bon droit ; comme les trésors spirituels abondent chez vous plus que les richesses de la chair, je vous demande les choses dont vous êtes le mieux pourvus.
Recevez donc mon jeune homme, je vous prie, recevez-le comme mes entrailles, et autant qu’il est en vous, comme les vôtres. Veuillez le former, l’engager et l’exhorter à la vertu, le prêcher, l’instruire, le façonner, l’engendrer au Christ. Fasse la miséricorde de notre Seigneur, que celui qui est aujourd’hui mon parent et le proche des autres, commence, puisqu’il y va de son avantage, d’être à vous plutôt qu’aux siens. Admettez-le, je vous prie, dans ces demeures fortunées et éternelles, recevez-le dans les sacrés tabernacles, ouvrez-lui les trésors célestes. Faites, et faites si bien que, en le cachant pour votre trésor, vous puissiez le voir devenir une partie de ce trésor même.Elle est puissante cette ineffable bonté de Dieu ; grâce à elle, en admettant mon jeune homme au partage de vos biens spirituels, les richesses que vous répandez sur lui, s’accroîtront aussi par lui. Et certes, pour peu qu’il ait un bon naturel, son avenir et son salut ne devront pas vous coûter beaucoup. Quand même il n’entendrait rien de votre bouche, il devrait lui suffire de votre exemple. Adieu.
Lettre 2
- À Eucher évêque, Salvien [3]
rsicin, votre élève, est venu dernièrement me présenter vos salutations ; s’il n’avait pas de mission, je loue sa prudence, sans approuver son mensonge ; si vous lui aviez intimé vos ordres, je trouve étonnant que vous ayez mieux aimé m’envoyer vos devoirs d’amitié que de m’écrire, c’est-à-dire, de donner de vos nouvelles par un esclave plutôt que par vous-même.
Je vous fais donc un reproche de cela, et je désire que vous vous en corrigiez, si toutefois il y a là de la négligence, et non pas de la vanité. L’arrogance devient pour l’ordinaire la compagne des nouvelles dignités ; à dire vrai, l’on ne doit pas soupçonner vous un défaut si général, tant est grande votre douceur aussi bien que votre bonté. Donc, je ne cesse de désirer, même à présent, que vous répondiez à la vieille estime que je vous ai vouée, afin que, si vous vous êtes écarté de vos manières envers certaines personnes, on n’attribue point cet oubli à votre nouvelle dignité.
Lettre 3
- À Agricius évêque, Salvien [4].
i je m’efforçais d’excuser auprès de votre sainteté mon manque d’égard, je serais plus blâmable encore, puisque je serais ou assez stupide pour ne pas reconnaître, ou assez vain pour craindre d’avouer que je suis inexcusable. Je ne m’excuserai pas, car c’est ajouter à sa faute, que d’aller après cela vanter son innocence. Que faire donc, moi qui ne peux ni désavouer ma faute, ni m’en justifier. Je n’oserais nier ce qui est manifeste, je ne saurais excuser ce qui est trop criant. Il me faut donc recourir aux remèdes que me fournissent les saintes lettres, elles qui, dans les plus grands crimes…
Lettre 4
- À Ypatius et Quieta nos parents, Salvien, Palladie et Auspiciole, salut [5].
’apôtre Paul, ce vase d’élection, ce maître de la foi, ce sanctuaire de Dieu, cet homme éloquent, bien qu’il ait toujours composé ses lettres, a cependant mis en tête de quelques-unes, non seulement son nom, mais tantôt celui de Silvain, tantôt celui de Timothée, d’autres fois même avec le sien le nom de l’un et de l’autre. Pourquoi cela ? d’abord, afin de montrer, je pense, qu’ils étaient ensemble, ceux qui écrivaient ensemble ; ensuite, afin que les peuples qui avaient été instruits séparément par l’un d’eux, comprissent que la doctrine des trois apôtres était la même ; enfin, pour que, s’il se rencontrait des fidèles que n’entraînât pas l’autorité d’un seul, ils fussent ébranlés par l’unanimité de tous.
Nous donc, humbles imitateurs de grands modèles, nous vous écrivons tous deux, à vous nos pères par la nature, nos pères par la foi, nos maîtres par le respect ; nous ne vous écrivons point toutefois avec l’autorité des docteurs, mais avec l’humilité des serviteurs, afin que, si, jusqu’à ce jour, vous n’avez point été touchés des lettres que nous vous avons adressées séparément, vous vous laissiez ébranler par nos supplications réunies ; afin qu’il vous devienne manifeste que nous, vos enfants, nous habitons ensemble, nous partageons les mêmes pensées, les mêmes craintes, nous formons les mêmes vœux. Nous ignorons, à la vérité, si vous êtes également irrités contre nous, mais dans la conjoncture présente, nous ne saurions être divisés. Notre crainte à tous deux est la même, quoique l’offense ne soit pas la même néanmoins ; car, ne fussiez-vous pas irrités peut-être contre tous deux, l’affection mutuelle qui nous unit, fait cependant que, l’un de nous étant regardé comme coupable, l’autre aussi ne peut s’empêcher d’éprouver de la tristesse en pensant à sa faute. Ce qui nous fait rivaliser de crainte, c’est qu’étant tous deux également regardés comme coupables, chacun de nous appréhende néanmoins beaucoup plus pour l’autre que pour lui-même. Parents chéris, parents vénérables, souffrez, de grâce, que nous vous interrogions. Des enfants si aimants, peuvent-ils donc n’être pas aimés ? Quelle si forte disgrâce avons-nous encourue, parents bien-aimés, maîtres vénérables, que vous ne nous rendiez pas vos amitiés comme à des enfants, que vous ne nous pardonniez pas une offense comme à des serviteurs ? Voilà presque la septième année que, jetés si loin de vous, nous n’avons reçu de vous aucune lettre. Jamais peut-être pour aucun délit envers Dieu on n’impose la nécessité de pleurer si longtemps…
La sévérité paternelle, loin d’être de nature à diminuer l’affection filiale, ne doit au contraire que l’augmenter encore ; les réprimandes doivent entretenir l’amour et de celui qui reprend et de celui qui est repris. C’est aux pères qui ont de justes raisons de s’irriter contre leurs enfants, de conquérir cet accroissement d’affection. Mais vous, Ypatius, pourquoi votre colère, vous qui, en devenant chrétien, avez cessé d’avoir même de faux motifs de courroux ? Que notre conversion vous ait irrité, lorsque vous étiez encore païen, nous n’en avons pas été surpris ; la dissimilitude de goût dut faire supporter alors la différence de volontés. S’il n’y avait pas refroidissement du côté de l’amour, toujours y avait-il éloignement du côté la superstition. Car, si le père ne haïssait pas le fils, l’erreur néanmoins haïssait la vérité. Aujourd’hui, il en est bien autrement. Depuis que vous avez embrassé le culte de Dieu, vous avez prononcé en ma faveur. Si vous persistez dans vos anciens motifs de colère, la faute en soit à vous, qui avez donné votre fille à un Chrétien. Dans le cas contraire, pourquoi vous fâcher contre moi, si je cherche à perfectionner en mon cœur une religion que vous avez déjà commencé d’approuver en vous-même ? Pourquoi, je vous le demande, n’aimez-vous point en moi ce que vous êtes, vous qui avez condamné en votre personne ce que vous étiez. Mais il faut quelque peu modérer mes paroles, car, même dans une bonne cause, le langage des fils à leurs pères doit être, autant que possible, soumis et respectueux. Pardonnez, tendres objets de mon affection ; le zèle pour la gloire du Seigneur me donne plus de hardiesse dans une cause qui est la sienne. Avez-vous d’autres motifs de plainte, je suis loin de dire que je n’ai pu vous offenser ; mais à présent que votre colère vient de ce que je parais aimer le Christ, pardonnez ce que je vais dire. Je réclame, à la vérité, votre indulgence, parce que vous êtes irrités, mais je ne puis avouer que c’est mal, ce que j’ai fait.
Voilà donc ce que je vous dis en mon nom, voilà les prières que je vous adresse pour moi. Toi maintenant, ô tendre et vénérable sœur, (toi qui m’es d’autant plus chère aujourd’hui, que nous devons une tendresse plus affectueuse à ceux en qui le Christ a su se faire aimer) remplis ton rôle et le mien. Prie, toi, afin que j’obtienne ; demande, toi, afin que tous deux nous gagnions notre cause. Baise, sinon des lèvres, puisque l’éloignement ne le permet pas, du moins par la prière, les pieds de tes parents comme une esclave, baise leurs mains comme une élève, leurs bouches comme une enfant. Ne tremble pas, ne crains pas ; nous avons de bons juges ; la tendresse paternelle supplie pour toi, la nature réclame pour toi, tu as dans le cœur des tiens des avocats pour ta cause ; on n’est pas loin de se laisser fléchir, quand on est vaincu par les sentiments de l’âme. Conjure-les donc, et dis-leur en suppliante : « Qu’ai-je fait ? qu’ai-je mérité ? Pardonnez, quoi que ce puisse être. Je réclame indulgence, sans connaître ma faute. Jamais, comme vous le savez, je ne vous offensai ni par manque de respect, ni par insoumission ; jamais je ne vous blessai d’une parole amère ; jamais je ne vous outrageai d’un regard insolent ; par vous j’ai été livrée à un homme ; par vous, engagée à un mari. Il me souvient, si je ne me fais illusion, des ordres que vous me donnâtes ; je garde au fond de mon cœur le secret de vos religieux avis. Vous m’ordonnâtes, je crois, d’être avant toutes choses, soumise à mon époux. J’ai condescendu à vos volontés, j’ai obtempéré à vos ordres ; il m’a toujours trouvée docile, celui à qui vous m’avez commandé d’obéir. Il m’a entraînée dans sa religion, il m’a invitée à la continence. Pardonnez, j’ai cru qu’il serait honteux de résister ; la chose m’a paru honnête, pudique et sainte. Je l’avoue, lorsqu’il me parla d’un si généreux sacrifice, je rougis d’avoir été prévenue. À cela vint se joindre encore l’amour et le respect dûs au Christ ; je pensai que ce serait beau, tout ce que je ferais par amour pour Dieu.
Je me jette à vos pieds, parents bien-aimés ; moi, votre Palladia, votre chérie, votre petite reine ; moi avec qui vous badiniez en m’adressant jadis, dans votre indulgence affectueuse, ces termes de caresse.Désignée sous différents noms, j’étais pour vous tantôt une mère, tantôt un joli phénix, tantôt une souveraine ; de ces appellations diverses, l’une indiquait mon sexe, l’autre s’appliquait à mon âge, la troisième signalait mon rang. La voilà celle par qui vous advinrent pour la première fois les noms de parents, les joies d’aïeuls, et, ce qui est plus encore, la félicité attachée à ces deux conditions, c’est-à-dire, l’avantage de renaître en vos enfants et le bonheur de les posséder. Ce n’est pas que je veuille pour cela m’attribuer quelque chose, à moi, mais pourtant elle ne devrait point vous être odieuse, celle par qui Dieu a voulu que vous fussiez heureux. Qu’il ne vous soit donc pas à cœur, si je m’efforce de rendre à Dieu quelque chose, ne pouvant tout lui payer. Vous êtes pleins de consolations ineffables, entourés d’enfants chéris, comblés de la bénédiction divine ; outre les motifs qui me sont propres, votre intérêt exige que je rende grâces à Dieu ; je me tiens redevable envers lui des grandes faveurs qu’il vous a départies. » — Mais en voilà bien assez. Nous avons suffisamment prié pour nous, ma sœur bien-aimée ; c’est à notre fille à faire le reste. Imitons donc l’exemple, (car pour reconquérir l’affection de ses parents, toutes les tentatives sont légitimes), imitons donc l’exemple et la coutume de ceux qui, vers la fin de leurs discours, pour émouvoir la pitié des juges, quand on allait prononcer la sentence, produisaient quelquefois des mères éplorées, des vieillards couverts d’habits poudreux, ou de petits enfants tout en larmes ; ils en agissaient de la sorte, dans le but d’achever par ce spectacle, au terme de leur plaidoyer, ce que leurs paroles avaient commencé déjà. Et nous aussi, parents bien-aimés, nous vous offrons, pour vous fléchir, un gage qui doit vous être cher. Nous ne vous offrons point une enfant inconnue, mais une enfant de votre famille ; une enfant qui vous soit étrangère, mais une enfant qui vous est propre. Bien différents de ces orateurs qui présentaient une chose qui leur était étrangère, à eux et aux juges, ce que nous vous offrons, nous est commun à vous et à nous ; cette part de votre sang, ce ne sont point des hommes inconnus quelle vous force d’aimer, ce sont les vôtres qu’elle veut ramener dans votre cœur ; ce n’est point une étrangère qui vous recommande des étrangers, mais une enfant de votre famille qui vous recommande des parents. Ce qu’elle réclame de vous, ce n’est pas que vous aimiez des personnes que vous n’avez jamais vues, mais que vous ne haïssiez point celles que vous ne pouvez ne pas aimer. Il y va donc, parents chéris, il y va de votre intérêt, d’une affaire qui vous concerne ; c’est votre cœur, c’est votre affection qui vous en conjure, ne vous irritez pas contre nous au point de vous oublier vous-mêmes…
Cette enfant qui vous appartient, aujourd’hui par nous et avec nous, fait entendre ses premières paroles pour vous fléchir en notre faveur. C’est une triste et malheureuse condition que la sienne, puisqu’elle n’a commencé de connaître ses aïeux que depuis la disgrâce de ses parents. Prenez pitié de son innocence ; laissez-vous fléchir aux droits du sang ; elle est déjà contrainte en quelque sorte de supplier pour les siens, elle qui ne sait pas ce que c’est qu’une faute.
Offensé jadis par les péchés des Ninivites, Dieu fut désarmé par les pleurs et les vagissements de l’enfance. Si nous lisons que tout le peuple pleura, il est vrai de dire pourtant que la divine miséricorde se laissa surtout attendrir par le sort et l’innocence des enfants. Le Seigneur dit à Jonas : « Tu t’es attristé sur un lierre. — Et moi, ajoute-t-il ensuite, et moi je n’épargnerais pas la grande ville de Ninive, où il y a plus de cent vingt mille enfants, qui ne savent pas discerner la droite de la gauche ! » [6] Ainsi, il déclare qu’il pardonne même les fautes des coupables, en faveur des innocents. Mais que parlé-je de la miséricorde de Dieu, lui qui non seulement accorde ce qu’on lui demande, mais qui va même jusqu’à prévenir nos espérances ; lui qui s’élève d’autant plus, si l’on peut parler ainsi, au dessus de la bonté et de la générosité des hommes, qu’il surpasse ses créatures par son pouvoir et son essence ?
Un combat, au rapport de Tite-Live [7], allait se livrer entre les Sabins et les habitants de Rome ; ce qui rendait la pacification difficile, déjà l’on en était venu aux mains ; les prières et l’entremise des enfants désarmèrent les guerriers. Une de ces deux nations était fière et cruelle, l’autre était aigrie par la douleur ; cependant ni les uns, ni les autres ne purent voir des objets si touchants sans que le Romain n’oubliât sa cruauté, et le Sabin le ressentiment de l’injure. Ces deux peuples, naguère sauvages et demi barbares, altérés d’un sang ami, prodigues du leur, s’embrassèrent mutuellement, et, parce qu’ils avaient des gages communs, les deux nations n’en firent plus qu’une, les mêmes liens d’affections les unissant toutes les deux. Nous, nous ne sommes point rangés en bataille, nous ne prenons pas les armes, nous n’usons pas de violence, nous ne cherchons pas à repousser la force ; nous regarderions comme impies les enfants qui s’armeraient contre leurs pères, afin de repousser un châtiment inique. Et pourquoi, je vous le demande, les nôtres, n’obtiendraient-ils pas pour nous, ce que les Sabins obtinrent jadis pour les leurs ? Est-ce, par hasard, que devenus presque les plus malheureux des hommes, nous serions indignes de pardon, dès là que nous ne savons être rebelles ? Ce que vous voulez que nous endurions, nous l’endurons ; si vous montrez de la colère, nous cherchons à la calmer ; si vous nous jugez dignes de châtiment, nous sommes prêts. Nous vous le demandons, que reste-t-il encore à la vengeance ? Certes, les parents eussent-ils de justes raisons de s’irriter, il ne peut rien leur arriver de plus heureux, de plus désirable que de voir leurs enfants réparer leur faute, et rendre ainsi le châtiment inutile. Mais en quoi pouvons-nous davantage vous satisfaire ? Nous sommes vos enfants, nous qui vous prions ; elle est votre petite-fille, celle par qui nous vous prions. Pardonnez-nous, soyez-lui favorable. En nous servant d’elle pour vous fléchir, nous nous servons d’un nom par l’entremise duquel vous ne refuseriez jamais rien, même à des étrangers.
Il serait trop long de rappeler ici les innombrables exemples de clémence et d’humanité, il serait hors de propos de descendre des grandes aux petites choses. Ce que je vais dire, quoique moindre en apparence, ne l’est pas cependant en réalité.Plaidant un jour au forum dans une affaire où sa vie, aussi bien que sa réputation, se trouvait compromise, et la difficulté du sujet, la noirceur du grief ne lui laissant plus aucun espoir ni du côté du droit, ni du côté de l’éloquence, Servius Galba usa d’un ingénieux artifice pour ébranler par un mouvement pathétique les cœurs de ces juges que des prières ardentes n’avaient pu fléchir. Ainsi donc, après avoir épuisé toutes les ressources de l’éloquence et du génie, voyant qu’il n’avançait guère, il fit paraître un enfant d’un âge encore tendre, qu’il avait avec lui ; c’était le fils de Gallus, homme très recommandable à cette époque, et mort tout récemment. Puis il présenta devant les sièges des auditeurs, en présence des juges et sous leurs yeux, ses petits enfants à lui, et les recommanda par un discours plein de larmes à ceux qui allaient prononcer sa sentence ; il n’en fallut pas davantage pour briser et entraîner tous les cœurs. En un mot, il arriva par cette heureuse révolution, que l’attendrissement donna à l’humanité ce que la vérité refusait aux attraits de l’éloquence. Ô sentiments de la nature, que vous êtes forts, que vous êtes puissants, vous qui avez pu trouver grâce même devant des juges inflexibles !
Apprenez donc, parents bien-aimés, (et cela soit dit sans vous offenser) apprenez, du moins par cet exemple, à vous laisser amollir et briser. Vous le voyez, la pitié a trouvé place, là où elle ne pouvait, ce semble, avoir accès. Des juges sur le point de porter leur sentence, et qui avaient juré de ne prononcer que d’après les droits de la vérité, n’ont pu, malgré leurs serments, se défendre des émotions de la nature, au point de s’oublier eux-mêmes, tout en s’occupant d’une affaire étrangère. Nous ne vous demandons rien de difficile, rien d’inusité. Faites pour vous à l’égard des vôtres, ce que ces juges firent contre eux pour des étrangers. Certes, dans cette occasion, la cause n’était pas plus juste, la personne n’était pas plus chère, ni l’auditoire plus clément, ni l’orateur plus agréable. Là, il s’agissait d’un grief à détruire, ici, il s’agit d’une affection à regagner ; là, c’était pour des étrangers, ici, c’est pour des enfants ; là, c’était devant des juges liés par un serment, ici, c’est devant des parents que nul serment ne lie ; là, c’était un orateur qui employait tous les détours de l’éloquence, ici, c’est une jeune enfant qui doit d’autant plus vous toucher par la simplicité de son âge, qu’elle ne sait point encore prier. Que manque-t-il donc à notre cause ? À quel suffrage étrange et inouï devons-nous recourir encore ? Faut-il user auprès de vous de supplications étrangères ? Toujours l’amour est sur ses gardes, car nul ne sait mieux aimer que celui qui craint surtout de blesser. Je réclame donc indulgence, non que je sache vous avoir offensé, mais pour ne pas laisser de place au reproche ; je ne suis pas guidé par la conscience de ma faute, mais je cède à un motif, à un devoir de tendresse. Les prières d’un homme qui n’est pas coupable m’obtiendront de votre part un redoublement d’amour, et les supplications d’un cœur innocent augmenteront votre bonté ; et vous trouverez plus à aimer dans un fils, si vous n’y trouvez rien à pardonner. Au reste, nous avons tort peut-être de compter sur notre innocence, ignorant ce que vous pensez de nous. Car, c’est à vos sentiments qu’il nous faut avoir égard, bien plus qu’à notre propre opinion. Que vous dirai-je ? Si nous sommes coupables envers vous d’un délit quelconque, en vous montrant offensés, ne vous montrez pas non plus inexorables. C’est la plus belle satisfaction que vous puissiez tirer de la faute de vos enfants. Un père qui pardonne à son fils ne perd rien de sa vengeance, car il est bien plus doux, bien plus louable de pardonner à des enfants indignes de pardon, que de les punir, même avec justice. Adieu.
Lettre 5
- À sa sœur Cattura, Salvien [8].
uoique nous ne sachions pas, au dire de l’apôtre Paul, ce qu’il nous faut demander [9], d’où il arrive que souvent nous ignorons ce que nous devons souhaiter, ou ce dont nous devons nous réjouir, entraîné toutefois par cette affection naturelle qui porte tous les hommes, par amitié beaucoup plus que par raison, à désirer que les personnes qu’ils aiment restent avec eux le plus longtemps possible, je me réjouis de ce que, après une grave et longue maladie, vous avez reconquis l’espoir de la vie présente, vous qui toujours avez gardé celui de la vie future. Béni soit donc le Seigneur notre Dieu y qui ayant toujours été le gardien de votre esprit, vient de se montrer aussi le gardien de votre chair ; qui, résidant en vous et vous défendant, a étendu sa main de votre intérieur jusques à votre extérieur ; qui a conservé non seulement le saint des saints, mais aussi les vestibules et les dehors de son temple ; qui, étendant plus loin sa protection, a fait servir le salut de votre âme au salut de votre corps.
Au reste, je suis loin de penser qu’elle vous ait été nuisible, cette infirmité d’une argile terrestre, dont la force, comme vous savez, est toujours ennemie de l’âme. J’ai donc bien droit de vous regarder d’autant plus forte d’esprit, que vous êtes devenue plus faible de corps. Car la chair, dit l’Apôtre, a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair, et ils sont opposés l’un à l’autre ; de sorte que vous ne faites pas les choses que vous voudriez [10]. Donc, si la force du corps nous empêche de faire ce que nous désirons, il nous faut abattre cette vigueur pour suivre les mouvements de l’esprit. Et cela est vrai, car l’affaiblissement de la chair donne à l’âme une force nouvelle, et, dans des membres atténués, la vivacité du corps passe à l’intérieur pour la pratique des vertus ; de cette manière, c’est comme un état de santé dans l’homme, d’être quelquefois malade. Il ne reste plus d’opposition entre l’esprit et le corps, c’est-à-dire ; plus de combat entre la nature spirituelle et l’ennemi terrestre. Le cœur ne brûle plus de feux impurs, de secrètes étincelles n’y allument plus de désirs insensés, les sens ne folâtrent plus vagabonds, emportés par mille séductions ; mais l’âme seule triomphe, satisfaite de voir le corps abattu, comme un ennemi subjugué.
Réjouissez-vous donc, élève du Christ ; ouvrez la porte de votre cœur toujours simple, toujours paisible, il est vrai, mais aujourd’hui bien plus pur, bien plus libre encore, et, selon qu’il est écrit, aspirez l’Esprit Saint [11]. Jamais, ce me semble, vous n’avez été plus digne d’avoir Dieu pour hôte ; plus votre corps a été affaibli, plus vos sens ont été purifiés. Quand les maladies domptaient votre chair, votre esprit a triomphé. Heureuse si vous savez conserver toujours cette mort corporelle pour la vie de l’esprit ! Depuis que tous les feux des tentations humaines se sont éteints en votre personne, vous avez commencé, même dans la chair, de posséder en quelque sorte la nature de l’âme. C’est donc, à mon avis, non seulement par un admirable dessein, mais encore par une faveur signalée de Dieu que vous avez été malade d’abord, puis ensuite que vous êtes revenue à la santé. Si vous avez été malade jusqu’à présent, c’est pour consolider la force de l’esprit ; tranquille, et recouvrant la santé, maintenant que la chair est abattue, vous posséderez désormais votre corps sain et sauf ; vous n’aurez plus à redouter les infirmités de l’âme, et la chair se rétablira de manière à ce que la tentation ne revienne plus jamais. Adieu.
Lettre 6
- À Limenius, Salvien, salut dans le Seigneur.
e n’ignore pas que les cœurs bien nés n’oublient jamais une affection honnête, parce que, dans des goûts purs, les hommes vertueux chérissent en quelque sorte leur propre nature ; cependant, comme nous devons autant qu’il est en nous, accroître par de bons offices l’amitié des nôtres, j’ai cru devoir vous rappeler cette union que je formai jadis avec vous, et que vous avez cimentée naguère. Quand vous lirez ma lettre, les sentiments affectueux que vous y trouverez réveilleront pour moi ceux de votre âme. Notre Dieu vous accordera, j’espère, si vous aimez des Chrétiens, de participer à l’affection du Christ. Adieu dans le Seigneur.
Lettre 7
- À Aper et à Verus, Salvien.
’il y a prévenance ou hardiesse de ma part à vous écrire sans que vous m’en ayez donné le droit, c’est à votre jugement qu’il faut en référer plutôt qu’au mien ; car, en une chose douteuse et cachée, on s’en rapporte mieux à d’habiles interprètes qu’à de mauvais défenseurs. Quoiqu’il en soit réellement ainsi, et que je ne doute pas de cette vérité, néanmoins si vous voulez me permettre d’énoncer ma faible opinion à ce sujet, je le ferai volontiers. Or, je pense que, s’il y a quelquefois entre les supérieurs comme vous êtes, et les inférieurs comme je suis, une sainte rivalité de politesses, ceux-ci font mieux de devancer par écrit leurs supérieurs, que de s’en laisser prévenir. L’échange de lettres et de réponses étant principalement établi pour favoriser la réciprocité de déférences, il y a bien plus de respect et d’humilité à user tout le premier d’attentions et d’égards, que d’attendre qu’on nous devance ; car, ainsi que je l’ai dit, en prévenant, on semble fuir les hommages, en différant, on paraît les rechercher.
C’est donc à bon droit et avec beaucoup de raison, que je me suis mis à vous écrire le premier. D’abord, il eût été honteux pour moi, inférieur que je suis, de paraître ambitionner les hommages. Ensuite, la dignité de vos mœurs vous met tellement à couvert d’un semblable soupçon, que tout ce que vous faites porte l’empreinte de la sagesse. Enfin, quand même vous ne m’eussiez point écrit, dans la vue de me forcer, moi homme faible et pécheur, à vous rendre les premiers devoirs, il eût fallu attribuer cette conduite à la piété bien plus qu’à l’orgueil. Comme vous avez atteint au plus haut degré de l’humilité et des autres vertus, l’on eût pensé que c’était moins pour refuser des honneurs à un ami, que pour ne pas lui imposer une charge onéreuse. Que ce soit une étude honnête et pieuse de prévenir et de surpasser les autres en déférences, cependant entre des personnes comme nous, c’est-à-dire, entre des personnes éminentes, et un homme d’un rang infime, le supérieur fait preuve d’une charité plus généreuse en cédant à son inférieur.
Voilà, mes vénérables maîtres, ce que fai cru devoir vous écrire, suivant ma faible opinion, moins par une vaine présomption d’habileté, que par respect pour votre révérence. Si vous manifestez d’autres sentiments, je placerai ma main sur ma bouche [12] et, suivant l’exemple du saint homme Job, qui, après avoir entendu la parole divine, reconnut sa faiblesse et son néant en comparaison du Seigneur dont il venait d’écouter la voix, je me regarderai comme une vile terre, ce que je suis en effet, et comme une cendre abjecte, puis je dirai : J’ai parlé une première fois, je n’ajouterai rien [13]. Et à bon droit ; car, tomber dans une opinion fausse et erronée, avant de connaître la vérité, c’est le propre d’un esprit simple et ignorant ; mais persévérer dans l’erreur, une fois qu’elle est reconnue, c’est le propre de l’opiniâtreté. Adieu.
Lettre 8
- À mon maître et à mon très doux Eucher, évêque, Salvien prêtre.
’ai lu ces livres que vous m’avez envoyés [14] ; ils sont courts, mais abondants en doctrine ; d’une lecture facile, mais d’une rare instruction ; bien dignes de votre esprit et de votre piété. Je ne suis point surpris qu’un ouvrage si utile et si beau vous ait été inspiré par le désir de contribuer à l’éducation de vos chers et pieux enfants. Après avoir élevé en eux un temple magnifique à Dieu, vous avez mis, pour ainsi dire, la dernière main à l’édifice par une doctrine et une érudition nouvelle ; jaloux de faire briller d’heureux naturels par le savoir et la vertu, ceux que vous aviez formés à l’aide d’une institution morale, vous les avez embellis d’une instruction spirituelle.
Il reste à désirer que le Seigneur notre Dieu, par la grâce de qui ces jeunes gens sont si dignes d’admiration, les rende semblables à vos livres, c’est-à-dire, que chacun d’eux porte gravé dans le cœur tout ce que ces traités renferment en spéculation. Et puisque, par un merveilleux jugement du ciel, ils ont déjà commencé d’être gouverneurs des églises, fasse l’ineffable bonté de Dieu que leur science profite aux Églises et à vous ; que par de rapides progrès dans la vertu, ils deviennent l’honneur et de celui qui les a engendrés selon la chair, et de ceux qu’ils auront eux-mêmes engendrés par leur doctrine. Quant à moi, que la divine miséricorde me donne, sinon comme faveur spéciale, du moins comme faveur accessoire, de trouver aujourd’hui des intercesseurs dans ceux qui furent autrefois mes disciples. Adieu, mon maître et mon doux ami.
Lettre 9
- À mon maître, à mon bienheureux disciple, à mon fils et à mon père, disciple par l’éducation, fils par l’amour, père quant au respect, à Salonius, évêque, Salvien.
ous me demandez, mon cher Salonius, objet de mon affection, pourquoi des livres récemment adressés à l’Église par un certain auteur de notre âge, portent le titre de Timothée [15]. Vous ajoutez de plus que, si je ne vous donne une raison satisfaisante d’un pareil titre, on pourrait peut-être les reléguer sous ce nom, parmi les écrits apocryphes. Je vous rends mille actions de grâces de ce que vous me jugez assez favorablement, pour penser que le zèle de ma foi ne saurait me permettre d’abandonner une œuvre religieuse à diverses conjectures, et de donner ainsi, par le vague de l’opinion, moins de prix à une chose très salutaire en elle-même.C’était bien assez, pour chasser 1e soupçon d’une plume apocryphe, d’avoir annoncé plus haut que ces livres traitent d’une matière nouvelle, et qu’ils ont été inspirés à un auteur vivant encore, par le zèle et l’amour des choses divines. Car, peut-on regarder comme apocryphes, des livres qu’on sait bien n’être pas de 1’apôtre Timothée ?
On me demandera peut-être quel est donc cet auteur, puisque ce n’est pas 1’apôtre ? Est-ce son nom, ou bien un nom emprunté qu’il a mis en tête de son œuvre ? À la vérité, on peut demander cela, et on aura bien raison de le faire, si toutes ces questions peuvent amener quelque utile résultat. Mais, si elles restent infructueuses, qu’est-il besoin de se consumer dans une vaine curiosité dont on ne doit retirer aucun avantage ? Dans quelque ouvrage que ce soit, c’est l’utilité, plutôt que le nom de l’auteur, qu’il faut rechercher. Or, s’il y a du profit dans la lecture, si l’ouvrage, de quelque main qu’il vienne, peut instruire les lecteurs, qu’a-t-on à faire avec un nom qui ne saurait assouvir la curiosité ? On répondrait volontiers à de tels questionneurs, par ces paroles de l’ange : Est-ce le nom de mon pays que vous voulez savoir ou mon service dont vous avez besoin ? [16] Comme il n’y a point d’utilité à retirer du nom de l’auteur, il serait superflu de le demander, quand l’ouvrage est devenu profitable.
En voilà bien assez, comme j’ai dit, pour le sujet. Mais, comme je ne peux rien vous refuser, ô mon cher Salonius, vous ma gloire et mon appui, je vous parlerai plus nettement. Sur le livre, dont il s’agit, on peut faire trois questions. Pourquoi l’auteur a-t-il adressé son livre à l’Église ? S’est-il servi d’un nom emprunté, ou du sien ? Si ce n’est pas du sien, pourquoi en a-t-il pris un autre ? S’il en a pris un autre, pourquoi a-t-il choisi de préférence celui de Timothée ? Voici donc la raison pour laquelle les livres ont été adressés à l’Église. L’auteur, comme l’attestent ses écrits, professe un tel respect, un tel amour pour Dieu qu’il ne pense pas qu’on doive rien lui préférer, selon ces paroles de notre maître : Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi [17]. Je le sais, tous les hommes tièdes et négligents prétendent que cette loi ne regarde que les jours de persécution. Comme s’il y avait un temps où l’on dût préférer quelque chose à Dieu ; comme si l’on pouvait aux jours de persécution faire passer le Christ avant toutes choses, et le dédaigner en d’autres époques ! En est-il ainsi ; nous devrons l’amour de Dieu à la persécution, et non pas à la foi, et nous aurons de la force, alors seulement que les impies nous tyranniseront, tandis que, au contraire, nous devons au Seigneur dans la tranquillité, plus, ou du moins tout autant d’amour, que dans les circonstances orageuses. Car, c’est pour nous un motif de l’aimer davantage, quand il ne nous abandonne point aux méchants, père tendre et plein d’indulgence qui aime bien mieux nous voir dans la paix et le repos, manifestant notre foi par des œuvres religieuses, que la signalant au jour de la persécution par les supplices de nos corps. Si donc nous ne devons rien lui préférer dans les moments difficiles, on ne doit rien lui préférer non plus, lorsque son indulgence lui donne plus de droits à notre amour. Mais de pareils débats sont faits pour un autre temps ; poursuivons ce que nous avons commencé.
Or, l’écrivain dont il s’agit a vu les graves et nombreuses maladies qui travaillent presque tous les Chrétiens ; il a vu tous ceux qui sont placés dans l’Église, non seulement ne pas mettre toutes choses après Dieu, mais faire passer toutes choses avant lui, car les ivrognes semblent mépriser Dieu par leur ivrognerie, les avares, par leur cupidité ; les impudiques, par leurs débauches ; les hommes de sang, par leur cruauté ; et presque tous les Chrétiens par l’universalité de ces désordres d’autant plus incurables que l’on ne cesse de s’y livrer avec une atroce fureur, et que l’on ne travaille pas à s’amender dans le repentir, puisque chez ceux mêmes qui se disent pénitents, la pénitence est plutôt une apparence qu’une réalité, le nom d’une chose n’étant rien sans la chose elle-même, les noms des vertus n’étant rien sans l’exercice de ces vertus. Il a vu que la plupart des Chrétiens, quoique dans l’abondance, quoique bourrelés par le remords de leurs crimes et le souvenir de leurs forfaits, non seulement dédaignent de racheter leurs fautes par l’exomologèse et la satisfaction, mais encore, ce qui serait très facile, ne veulent pas les racheter au moins avec des dons et des aumônes, insoucieux de leur salut, non seulement dans la prospérité, mais encore, ce qui est plus criminel, dans le malheur ; non seulement dans la santé, mais encore dans la maladie. Telle est l’incrédulité des hommes, telle est la langueur des âmes infidèles, que bien des gens abandonnent de vastes richesses à des héritiers, quelquefois même à des étrangers ; regardent comme perdu seulement ce qu’ils auraient donné pour leur espérance et leur salut, désordres bien déplorables sans doute dans presque tous les hommes, mais surtout dans ceux qu’une profession de sainteté rend plus criminels ; car, cette maladie tourmente les séculiers, comme ceux qui se décorent d’un titre de religion.
Or, l’auteur de cet ouvrage a vu que c’est là le mal de presque tous les Chrétiens, que c’est la tache non seulement des hommes du siècle, mais encore des pénitents et des convertis, des veuves qui ont professé la continence, des vierges consacrées à la face des saints autels, et, ce qu’il faut regarder, pour ainsi dire, comme une monstruosité, des Lévites et des prêtres ; il a vu, chose bien plus hideuse, que les évêques eux-mêmes sont flétris de ce vice ; la plupart des personnes que je signale n’ayant ni affections, ni objets qui leur soient chers, ni familles, ni enfants, loin de donner leurs biens et leurs richesses aux pauvres, aux églises, à eux-mêmes, et, ce qui vaudrait mieux encore, à Dieu, les abandonnent à des séculiers, à des riches, à des étrangers. Devant un pareil spectacle, le zèle du Seigneur, ainsi qu’il est écrit, s’est allumé en son cœur, comme une flamme ardente [18]. Et parce que, dans la sainte ardeur qui le consumait, il ne pouvait faire autre chose, il s’est échappé en paroles de tristesse. Personne alors ne lui a paru plus propre à recevoir ses lamentations, que l’Eglise à laquelle appartiennent ceux qui commettent de pareils désordres. Il est superflu d’écrire pour un seul, ou pour un petit nombre, lorsqu’il s’agit, de tout le monde. Voilà donc le motif que l’auteur, a eu d’adresser son livre à l’Église.
Je passe maintenant au second point ; il s’agit de savoir pourquoi l’auteur n’a pas mis son nom en tête du livre. Bien qu’il n’y ait de cela qu’une raison principale, on peut toutefois, je pense, en apporter plusieurs. La première se trouve dans le précepte de Dieu, qui nous ordonne d’éviter en toute manière la vanité de la gloire terrestre, de peur que le frivole désir des louanges humaines ne nous fasse perdre les célestes récompenses. De là vient que le Sauveur nous ordonne de prier et de donner en secret, voulant que nous ajoutions du mérite à nos bonnes œuvres, en les cachant dans le silence ; en effet, il n’y a pas de piété plus sincère que celle qui évite les regards des hommes, et se contente de Dieu pour témoin. Que votre main gauche, dit le Sauveur, ne sache pas ce que fait votre droite ; — et votre père qui voit dans le secret, vous rendra [19]. Et voilà pourquoi cet écrivain, en cachant son nom et en l’éloignant, du titre de l’ouvrage, n’a pu avoir d’autre motif que de réserver pour les seuls regards divins ce qu’il a fait en l’honneur de son maître, et de rendre plus recommandable à Dieu une chose qu’il a soustraite à la renommée publique.Et toutefois, il faut l’avouer, la grande raison de notre écrivain, c’est qu’il est humble à ses yeux, ainsi que nous lisons, qu’il se méprise lui-même, qu’il se regarde comme le plus petit, comme le dernier de tous, et, ce qui est plus fort, tout cela avec une foi merveilleuse, avec une humilité qui n’a rien d’emprunté, avec la candeur d’un jugement sans détour. Ainsi donc, bien persuadé que les autres auraient de lui l’opinion qu’il en a lui-même, c’est à bon droit qu’il a mis en tête de son livre un nom qui n’est pas le sien, sans doute, afin que le peu de considération attaché à sa personne n’affaiblît pas l’autorité d’un écrit salutaire d’ailleurs ; c’est assez la coutume aujourd’hui de mesurer l’importance dès paroles sur la valeur de celui qui les a prononcées. Et les jugements de notre âge sont si frivoles et si nuls, que les lecteurs considèrent moins ce qu’ils lisent que le nom de l’écrivain, et font moins attention à la force et à la puissance des choses écrites, qu’à la renommée de l’auteur. Voilà donc pourquoi notre écrivain a voulu se cacher et demeurer inconnu de toute manière, de peur que des livres qui ont en eux-mêmes quelque utilité, ne perdent pas trop par le nom de celui qui les a faits.
Vous savez ainsi, vous qui le demandez, pourquoi l’on a pris un nom étranger. Il reste à dire pourquoi l’on a employé celui de Timothée. Afin de satisfaire à cette question, il est besoin d’en revenir à l’auteur, car c’est celui qui est la cause première de tout le reste. Comme c’est par humilité qu’il a pris un nom étranger, c’est aussi par crainte et par prudence qu’il a pris le nom de Timothée. En effet, il est timide et scrupuleux, il a horreur des moindres mensonges, et redoute si fort de pécher, que souvent même il craint où il n’y a rien à craindre. Lors donc qu’il a voulu écarter son nom du titre de l’ouvrage, pour y substituer un autre nom, il a craint qu’il n’y eût un mensonge en cela, et n’a pas cru pouvoir se permettre une pareille dissimulation, même en une œuvre sainte. Placé dans cette gênante perplexité, il a trouvé bon de suivre l’exemple vénérable du bienheureux Évangéliste qui, inscrivant le nom de Théophile en tête de deux ouvrages divins [20], s’adresse à l’amour de Dieu, alors même qu’il paraît s’adresser à un homme et pense qu’il est bien juste de rapporter à l’amour de Dieu des écrits inspirés par cet amour. L’auteur dont nous parlons s’est fondé sur cette raison, sur cette pensée. Se rendant le témoignage d’avoir écrit pour l’honneur de Dieu, comme l’apôtre pour l’amour divin, il a employé le nom de Timothée, par la même raison que l’apôtre avait employé celui de Timothée. Si l’amour de Dieu est exprimé par le mot de Théophile, l’homme de Dieu est exprimé aussi par le mot de Timothée. Lors donc que vous lisez que Timothée a écrit à l’Église de Dieu, vous devez comprendre qu’on a écrit à l’Église par honneur pour Dieu, ou plutôt que l’honneur de Dieu a donné le jour à ce qui est écrit ; on peut bien dire, en effet, que celui-là a écrit, qui vous a poussé à écrire. Voilà donc la raison pour laquelle le nom de Timothée a été inscrit en tête de l’ouvrage. L’auteur a jugé convenable de consacrer ce titre à l’honneur de la divinité, puisque c’est l’honneur de Dieu qui a guidé sa plume.
Vous avez, ô mon Salonius, objet de mon affection, vous avez ce que vous me demandiez ; j’ai rempli le devoir que vous m’aviez imposé. Maintenant, puisque je me suis acquitté de mon rôle, vous vous acquitterez du vôtre ; c’est-à-dire, vous prierez le Seigneur, notre Dieu, et vos prières obtiendront que des livres adressés à l’Église et composés par honneur pour le Christ, deviennent auprès de Dieu aussi utiles à l’auteur, qu’il souhaite de les voir devenir profitables à tous. Et c’est un souhait bien juste, ce semble, de demander pour son propre salut, tout ce que la charité nous fait désirer pour les autres. Adieu, mon Salonius, ma gloire et mon appui.